Le Calame : L’actualité est dominée, cette semaine, par la formation d’un nouveau gouvernement. Quel commentaire cette équipe vous inspire-t-elle ?
M. Biram Dah Abeid : Le nouveau gouvernement de juillet 2023 -vous verrez qu’il sera vite remanié selon le cycle saisonnier du recyclage – est une reproduction toujours plus catastrophique du personnel de la gabegie à laquelle nous avons été habitués depuis 1978. L’on assiste, une fois de plus, à la ronde et aux permutations d’un troupeau interchangeable à l’infini, que caractérisent la mauvaise gouvernance, la prédation des biens de l’Etat, l’absence de vision et le partage tribal des prébendes, poursuivant, ainsi, l’entreprise globale de démolition de la société et de ses équilibres. Il est de la vocation de la médiocratie, de se reproduire, toujours, à partir du même vivier, à la fois compact et solidaire. Une telle cooptation, comme vous le savez, repose sur les critères de préférence tribale et ethnique. Elle profite, presque toujours, à une minorité de trafiquants d’influence, non qualifiés, souvent détenteurs de faux diplômes et de titres de formation falsifiés. Quelques rares cadres, dotés de compétences et d’un certain sens de la dignité survivent aux marges de cette mouvance du pire mais ne disposent pas de la faculté de réformer le système qui les tolère. Bref, la tendance dominante à l’intérieur du premier cercle du pouvoir reflète la permanence du népotisme et de l’impunité, attitudes nimbées de fatalisme religieux, avec son lot de fétiches, d’amulettes et de prétendue baraka…Nous sommes gouvernés par la superstition, la boutique et la contrefaçon, le tout sous bonne garde de l’armée, avec la caution intéressée des notabilités de l’invisible dont la métaphysique et le miracle constituent le métier et le gagne-pain. Si nous étions un pays moderne, une instance de vérification des aptitudes devrait assister le sommet de l’Exécutif, à éviter les choix bancals, en amont de la promotion de tel ou tel haut fonctionnaire. Ce genre d’enquête, préalable à la nomination, permettrait de vérifier les antécédents des candidats, ainsi que leur intégrité professionnelle.
La formation du nouveau gouvernement intervient au lendemain des élections locales au cours desquelles vous êtes réélu député à l’Assemblée nationale. Quelle évaluation faites-vous de ces élections que l’opposition et une partie de la majorité ont décriées ?
Je vous renvoie au mémorandum que nous diffusions, dès le lendemain du vote et que votre journal publia, aussitôt, sous le titre « Elections générales du 13 mai 2023, autopsie d’une banqueroute et déclin de l’Etat ». Vous y lirez l’étendue de la mascarade, la faillite de la Commission électorale nationale indépendante (Céni) et la sophistication des fraudes ayant abouti à la reconduction de la majorité, dans un climat de résurgence du tribalisme et de pénurie des partis autorisés. Pour répondre plus précisément à votre question, je vous rappelle qu’en dépit des rassemblements imposants de nos partisans, avant et durant la campagne, sur l’étendue du territoire, notre résultat reste modeste. Cependant, nous récoltons 5 sièges de députés, 1 maire, 130 conseillers municipaux, 18 régionaux et la quatrième place, au niveau national, derrière les partis Insaf, Tawassoul et Udp, ainsi nous avons largement multiplié notre score de 2018 où nous avons gagné zéro maire, 6 conseillers municipaux, 2 régionaux et 3 députés. Notre pourcentage électoral national était de 1.59 pour cent en 2018 contre 3.36 pour cent en 2023, notre rang sur les listes nationales en 2018 se situait au niveau 10 alors qu’en 2023 nous avons grimpé au quatrième rang. Or, vous vous en doutez, ce sont le Président de la Céni, ses informaticiens plus ou moins véreux et le ministre de l’Intérieur qui décident, à la place du peuple, combien de voix reviennent à tel ou tel candidat. Imaginez que la même Céni supervise, en 2024, le choix du Chef de l’Etat sur la base du suffrage universel direct…Ne serait-ce pas absurde et risible ?
Votre alliance avec SAWAB occupe, si je ne m’abuse, la 3ème place au sein de l’opposition, ce qui fait dire que c’est une contreperformance. Partagez-vous cet avis, sinon, que s’est-il passé quand on sait que vos meetings ont partout drainé un grand monde ?
Ce qui s’est passé le 13 mai relève du tour de passe-passe et il serait bien complaisant d’y concevoir la mesure de notre poids réel dans l’opinion. A la lumière de ces élections de parodie, le Pôle de l’alternance, n’avait aucune chance, face à la détractation acharnée du ministre de l’Intérieur, Mohamd Ahmed Mohamed Lemine dit Ould Hwerthi. A maintes reprises, il se promettait, depuis notre rupture avec le pouvoir, de porter un coup fatal au courant Rag/Ira et d’amoindrir l’audience de Biram Dah Abeid, pour que les deux ne puissent se redresser avant l’échéance 2024. Il fallait maintenir l’interdiction de Rag, décourager et saboter l’enrôlement citoyen dans les espaces réputés acquis à notre coalition, nous exclure des formules de dialogue, subventionner les formations en compétition sauf la nôtre, voler nos voix et les détourner au profit des formations domestiques. Bref, il s’agissait de décourager nos électeurs et nous mettre à l’écart, à défaut de nous vaincre par le nombre des suffrages, la qualité des arguments et la force de persuasion. Mais par ailleurs où se trouverait la contreperformance par rapport aux élections de 2018 ? En 2018 nous avions obtenu 12000 voix sur la liste nationale mixte et 8000 voix sur la liste nationale des femmes ; en 2023 notre liste nationale mixte a obtenu 40000 voix, celle des femmes 39000 voix, celle des jeunes 38400 voix ; où se situe la contreperformance selon vous ? 6 conseillers municipaux en 2018 contre 1 maire et 130 conseillers municipaux en 2023 ; 2 conseillers régionaux en 2018 contre 18 conseillers régionaux en 2023 ; dixième rang national en 2018 contre quatrième en 2023. Un pourcentage électoral de 1.59 en 2018 contre un pourcentage de 3.36 en 2023 ; 3 députés en 2018 contre 5 en 2023 ceci ne peut être considéré comme une contreperformance mais c’est la fraude ciblée contre le Rag, ses militants et ses sympathisants qui a créé la différence et faussé les analyses des différents observateurs et même les attentes des populations. Je ne peux terminer aussi sans vous corriger car nous sommes deuxième parmi les partis d’opposition dans le pourcentage national du vote législatif, municipal et régional, deuxième en nombre de maire, de conseillers municipaux et régionaux mais troisième de l’opposition en nombre de députés.
Certains expliquent votre contreperformance par une sanction que les Mauritaniens entendaient vous infliger après votre rapprochement avec le président Ghazwani et vos volte-faces. On vous reproche de ne ménager ni le pouvoir, ni l’opposition. Qu’en dites-vous ?
La réponse à la première partie de cette question se trouve déjà dans ma réaction à la troisième de cet entretien. Si l’apaisement en Mauritanie résulte de ce que vous appelez « rapprochement », toute l’opposition s’est rapprochée de Ghazouani et de son ministre de l’Intérieur, davantage que nous. Les autres courants de l’opposition ont béni, accepté et entériné le dialogue exclusif que nous refusions, fermement, parce que sa fondation clientéliste nous paraissait devenir un piège voué à notre discrédit. Durant la période où le Président Ghazouani nous faisait comprendre qu’il s’attèle à réaliser des réformes structurelles, nous avions privilégié la main tendue, la proposition et le rétablissement de la confiance. Au cours du quinquennat de Ghazouani, nous étions les seuls engagés sur le terrain contre le racisme, les discriminations culturelles et linguistiques, la spoliation des terres, les privations des pièces d’état-civil, l’exclusion économique ainsi que la marginalisation de la jeunesse, en matière de formation qualifiante et d’emploi. Nous voulions un dialogue sur le fond, sans tabou ni censure, où s’offrirait, aux forces vives, l’opportunité du déballage, de la catharsis et de la discussion féconde, afin de rebâtir le projet d’Etat-nation imaginé par les fondateurs de la Mauritanie, sur les bases solides de l’équité et de l’égalité des droits. Au lieu de sacrifier à une exigence si rationnelle, voilà que les concepteurs du projet d’apaisement nous ont ramené aux perpétuelles préoccupations de la lutte des places et du partage du gâteau, à l’intérieur du microcosme Nouakchottois, lequel, chacun le sait, consacre, depuis 1978, l’entente mercantile, entre les militaires, les marchands et les résidus de la noblesse maure. Ce compromis ne nous convient pas et nous œuvrons à sa fin. S’y compromettre équivaudrait, pour nous, à une trêve d’autant moins acceptable qu’elle entrainerait, de facto, le renoncement à notre ambition de reconstruire la république de la légalité et de l’abolition de préséances que l’utilité sociale ne prescrit.
Au cours et au lendemain de la campagne, on a observé comme une espèce de rififi au sein de votre alliance. Le vice-président de Sawab a même considéré, le président du Rag, comme obstacle à la poursuite de votre alliance. De quoi s’agit-il ?
Face à la margination et à l’adversité, imposées à Rag, d’abord par l’Etat puis les partis d’opposition, seul Sawab, entité déjà autorisée, est sorti du lot pour exprimer sa disponibilité à notre endroit. Donc nous sommes venus à Sawab sous le coup de la contrainte et de l’obstruction. Le parti Sawab, bien que porteur d’un héritage aux antipodes de notre parcours, nous a cooptés en dépit des divergences, acceptés et bien voulu nous loger, sur ses listes de candidatures, en 2018 et 2023. Nous lui devons le témoignage de la reconnaissance. Concernant le propos du vice-président de Sawab au sujet du Président Oumar Yali, leader de Rag, cette position n’engage que son auteur. S’il s’agit d’une manœuvre de discorde ficelée dans les officines de l’intrigue et de la barbouzerie, je puis vous en garantir l’échec. Nous sommes vigilants et l’expérience nous a appris comment désamorcer les méthodes éculées de l’Etat profond.
Vous avez décidé de quitter la tête de l’Ira, un mouvement qui vous a fait connaître aussi bien en Mauritanie qu’ailleurs. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette décision ? En reprenant la tête du parti Rag, toujours pas reconnu, vous n’accédez pas, d’une certaine façon, à la requête du vice-président de Sawab ?
Le mot du vice-président de Sawab représente un épiphénomène, une anecdote assez insignifiante, au vu des enjeux. Aussi, m’abstiendrai-je d’en commenter la teneur, plus avant. Quant à ma décision de quitter la présidence de l’Ira en vue de renforcer le bureau exécutif de Rag, elle résulte d’une étape qualitative de la lutte qui consiste à assumer notre ambition d’exercer le pouvoir d’Etat. Or, certains souhaitent nous enclore, indéfiniment, dans le rôle de promotion des droits humains, sur le mode de l’Ong. Rag est le moteur de l’alternance historique en Mauritanie et, à ce titre, mérite, de notre part, le même esprit de sacrifice et d’endurance à l’épreuve de l’adversité. Ainsi s’explique ma décision. Bien sûr, l’Ira demeure notre maison première et le siège initial de notre dessein de libération, au service de la diversité, de la liberté et de la paix par la justice. Nous la portons en nous.
Le défi de l’unité nationale est régulièrement rabâché, mais il reste comme une arlésienne. Quelles sont les entraves à la construction ou « reconstruction » et à la consolidation de la concorde civile? Et qu’est-ce qui, à votre avis, empêche le pouvoir ou le « système », comme vous dites, de trouver des solutions consensuelles, préalables à la consolidation de cette unité nationale?
Je crois que l’interrogation s’adresse, plutôt, au président de la République ; vous seriez mieux inspirés de la lui adresser s’il accepte d’accorder un entretien à la presse nationale. Notre credo, à ce sujet, est bien connu et ne souffre d’ambiguïté. L’essentiel de notre combat tourne autour de la fin de l’impunité des crimes de masse à visée ethnique. Nous n’acceptons ni le fait accompli ni l’oubli et réitérons, toujours, notre attachement à la réparation. La réparation de ce genre de forfaiture, exige la publication de la vérité et l’éviction, définitive, de tous les auteurs et commanditaires des tueries, tortures, disparitions, déportations et spoliations foncières, sans oublier l’abrogation de la fameuse loi d’amnistie de 1993. Quand je dis « éviction », je parle de l’interdiction, à vie, de servir l’Etat. Cette ligne est au centre de notre volonté de faire revivre la Mauritanie des meilleurs jours. Nous ne dévions d’une telle trajectoire, soyez-en assurés. Même si les victimes survivantes s’accordaient, par lassitude, à abandonner la cause ou la diluer au nom d’on ne sait quel arrangement de dupes, nous poursuivrions notre part d’engagement, pour prévenir la récidive.
La mort des jeunes mauritaniens (Soufi Cheibany en février dernier, Oumar Diop et Mohamed Lemine en fin mai 2023), à la suite des dérives de la police, ont occasionné des manifestations presque à caractère racial. Que vous inspirent ces évènements tragiques ?
Ces incidents consécutifs à une succession de bavures commises par la police nous édifient sur le dressage de celle-ci contre les populations autochtones de Mauritanie. La brutalité ici constatée des forces de l’ordre, de l’administration et des militaires, découle des antécédents de 1986 à 1991. Personne, même parmi les plus lucides de nos lettrés et intellectuels, n’accepte, encore, d’établir ce lien de cause à effet. Moi, je vous dis que d’autres abus du genre se produiront, hélas. Des hommes en uniforme continueront de semer la mort discriminatoire, assurés qu’ils sont d’obtenir une autopsie frauduleuse. Il règne, au sein de l’appareil répressif, le préjugé que le hartani est un délinquant potentiel, le kowri un étranger et les deux une source de subversion. Des segments entiers de la société s’abreuvent, aussi, à cette fontaine de stigmatisation et de xénophobie. Aujourd’hui, le système s’obstine à enraciner, dans l’entendement collectif des maures, que le noir incarne le péril et dans ce fantasme vous retrouvez, pêle-mêle, le racialisme rudimentaire, la peur panique de l’égalité et la perception, du changement, comme une menace, un défi mortel dont les promoteurs ne sauraient être que des fauteurs de désordre et des extrémistes avides de revanche. Dans certains milieux urbains, le formatage tend à se sédimenter pour devenir une doxa, une évidence, une idéologie en sourdine.
Néanmoins, il n’est pas trop tard. S’il veut sincèrement désamorcer la bombe à retardement, le Chef de l’Etat est tenu de se livrer, en personne, à un exercice d’introspection, avant qu’il ne soit trop tard. Toute posture d’opposant mise à part, son échec, dans ce domaine, ne serait imputable qu’à lui. En effet, il possède bien des atouts de nature à lui garantir la restauration de l’entente nationale. Rien, dans son éducation et son itinéraire personnel ne le prédispose à continuer de blanchir les tortionnaires.
Pourquoi à votre avis, le pouvoir ne voudrait pas des partis Rag et des Fpc ?
(Rires). Voyons, posez la question aux gardiens du système d’hégémonie. Ils vous diront certainement que nous sommes, tous, des « extrémistes » et des fauteurs de désordre. Pourtant, de mémoire de Mauritanien, nul ne peut nous associer, les Fpc et nous, aux pratiques de l’esclavage pendant des siècles ; non plus, nous n’avons perpétré et perpétué, des années durant, une politique méthodique d’exclusion et de répression à l’encontre d’une catégorie précise de la population, au motif de son identité, de sa langue, de sa naissance…Le paradoxe national réside dans cette inversion – je devrais dire perversion- en vertu de quoi le coupable avéré s’improvise victime et pratique, dès lors, la violence préventive. Ce faisant, il prétend défendre la normalité, la sienne, celle qui s’échine à asseoir, par la force, un statu quo contraire à la marche du temps. Partout, pareille attitude n’a généré que le chaos et la haine, en plus de la perte brutale des privilèges. Ceci n’arrive pas qu’aux autres. Il faut avoir beaucoup voyagé et lu, pour comprendre la précarité – je dirais l’extrême vulnérabilité – des constructions morales et intellectuelles qui s’émancipent de la logique et esquivent l’étude de l’histoire. Quand j’observe et écoute certains hauts responsables de l’Etat et vois leurs œuvres, j’en arrive à me demander si la gouvernance par les incultes n’est pas une malédiction des plus sinistres.
Lors d’une réunion tenue au lendemain des élections, le ministère de l’Intérieur aurait suggéré de surseoir à la dissolution de partis politiques n’ayant pas totalisé 1% des suffrages. Un commentaire ?
Vous cherchez encore un semblant de rationalité au régime de la confusion et accordez, ainsi, du crédit à des décideurs médiocres, à peine sortis de sous la tente ! Savez-vous, vraiment, à qui vous avez affaire ? Dans quel pays civilisé, un ministre décide-t-il de décréter la durée de vie de partis politiques, quand la loi énonce, clairement, leur dissolution ? !!!
Propos recueillis par Ahmed Ould Cheikh et Dalay Lam